Le soleil n'est pas encore levé. De ma fenêtre, je regarde le quai désert. Un chat s’y promène lentement, qui, de temps en temps, s'arrête pour contempler la mer, comme s'il était sensible aux nuances qu'elle doit à la brume du matin. Mais voici qu’il s'assoit, sur son derrière, face à l'horizon, témoignant d'une attention extrême. J'aperçois une tache minuscule. Même avec une bonne lunette. je ne pourrais, faute de connaissances spéciales, identifier cette voile lointaine. Le chat a reconnu la barque numéro 14. Il se dresse et va sans détour rejoindre, à deux cents mètres, l'emplacement réservé dans le port à cette embarcation.Il attendra qu’elle accoste et, le patron étant particulièrement généreux, c'est dans la tranquille certitude de recevoir sa part de la pêche, qu'il regardera vider les filets.
La scène se renouvelle tous les jours. Le chat ne se trompe jamais ; que d'autres barques paraissent, toutes semblables à mes yeux, il ne bouge pas et continue d’interroger l’espace. A quels signes reconnaît-il de si loin celle qui l'intéresse ? Et ces signes, ne faut-il pas qu'il les compare, qu'il les classe, qu’il les juge ? Questions dangereuses ! Mieux vaut invoquer l'instinct, admettre tout simplement que la connaissance des bateaux est un des attributs de la nature des chats !
j'avais toujours pensé que les auteurs d'histoires animalières inventaient l'intelligence de leur silencieux personnage. Le chat de la barque numéro 14 tient à me donner tort. Je le retrouve dans la ville où son activité ne peut vraiment être confondue avec un simple jeu de réflexe. Cet animal qui n'a ni maître, ni domicile, mène sa petite existence d'une façon que je ne puis m'empêcher de trouver aussi raisonnée que raisonnable. Très soucieux de son ravitaillement, il l'assure en visitant chaque jour, avec la régularité d'un facteur, un certain nombre de maisons fort éloignées les unes des autres.
Je me suis amusé plusieurs fois à le suivre dans sa “tournée”. Il possède l'astuce des meilleurs professionnels de la mendicité. Loin d'irriter les gens par des lamentations, par des miaulements de désespoir, il s’efforce d'attirer l'attention et de la retenir par la grâce imprévue de ses attitudes. Il se couche à leurs pieds, se roule, s'étire, cherche des “effets”. Reçu dans une cuisine, il ne s'y gave pas, flaire avec circonspection ce qu'on lui présente, en mange discrètement une partie et, sans hâte, se dirige vers un deuxième restaurant, ne s’écartant de sa route que du peu qu'il faut pour éviter les chiens ou les gamins.
Ce n'est qu'à la sixième ou septième station qu'il a terminé son repas non moins substantiel que varié. Le divise t-il ainsi par raffinement de gourmandise ? Je crois qu'il sent qu’en apaisant sa faim dans une seule maison il risquerait de se faire oublier dans les autres. Il connaît la magie de l'habitude, la visite du chat est marquée ; elle est attendue.
Il s'est aperçu de l'attention que je lui porte, il me salue à chaque rencontre en frottant sa tête sur mes jambes. Personnellement je ne lui donne rien, je tiens à ce que nos relations demeurent désintéressées, mais je lui ai fait ouvrir ma porte.
Il fut chez moi victime d'un accident qui me sépara définitivement des cartésiens. Comme il se régalait d'une crème, une de ces bandes de papier gluant ou s'achève le destin des mouches, se détachant du plafond tomba sur lui.
Les mouvements qu'il fit pour se dégager multiplièrent l'adhérence. Il s’affola, bondit par une fenêtre, disparut, entraînant le fameux appareil. Je courus à sa recherche. On avait vu passer un étrange bolide, on ne s'accordait pas sur la direction. Une femme me conseille de me rendre chez Madame . Pourquoi ? Madame B, deux ans plus tôt, avait adroitement extirpé un hameçon que le malheureux animal s'était fixé dans la gorge en mangeant un poisson.
Chemin faisant, je me raillais. Prêter au bête une telle façon d'apprécier les faits et un tel esprit de décision me semblait insensé. Pourtant le conseil était judicieux, Délivré, reconnaissant, le chat se tenait sur les genoux d’une aimable octogénaire que l'intelligence des animaux n’étonne plus.
Cette belle histoire est extraite du numéro N° 261 de Marie Claire du 1 Novembre 1942 écrite par Jean Metzinger (1)
(1)Jean Dominique Antony Metzinger, né le 24 juin 1883 à Nantes et mort le 3 novembre 1956 à Paris, est un peintre, théoricien de l'art, écrivain, critique d'art et poète français.