J’ai eu une enfance heureuse. Moi, Sécotine, chatte adulte au pelage marbré, oui je peux affirmer cela.
Je vivais avec ma sœur jumelle, sur un beau territoire campagnard, toutes deux choyées par nos ravissantes jeunes maîtresses, tout était douceur, calme et volupté. Ah ! Elles avaient bien préparé notre arrivée les fillettes, père et mère ne pouvant rien refuser à de si charmantes créatures. Bien sûr il fallait accepter quelques contraintes dictées par le paternel, comme celle de vivre à l’extérieur du logis. Les dépendances étant confortables et la règle assouplie, en son absence, nous consolait. Cependant quelquefois nous aurions bien bullé sur les couettes des lits ou quelques fauteuils.
Puis vint un mauvais jour ou toute notre vie bascula dans un cauchemar.
Ma sœurette n’en croyait ni ses yeux, ni ses oreilles, ni son nez. Quelle était cette étrange chose agitée et bruyante qui débarquait dans notre domaine ? Ce n’était pas humain d’être aussi braillard et tous là comme en adoration devant une petite merveille. Moi je le trouvais affreux ce zigoto avec de grandes oreilles tombantes, des pattes avec des griffes, la langue pendante, bavant et laissant voir ses canines. Et cette manie de nous courir après dans une sorte de jeux insensés. Quant à la propreté, je préfère ne rien ajouter au tableau. Vous me direz, peut-être : « mais chère minette pourquoi autant d’intolérance pour ce nouveau venu ? Ce canidé ne vous a pas encore boulottées ? »
Oh ! Là là, je ne me laisserais pas embarquer dans ce débat du pluralisme identitaire. Moi, Monsieur, je ne suis pas le dernier maillon de la chaîne alimentaire et si je croque souriceau ou joli pinson, je suis bien démuni devant mes prédateurs, les rapaces, les renards, les blaireaux, vos automobiles qui ne nous veulent pas que du bien.
Décidément, la vie, notre vie n’était plus un long fleuve tranquille. C’est Praline qui la première décida de plier bagages lorsqu’elle apprit fortuitement qu’une plaque « je veille pour mon maître » avait été posée sur le portail, quelle indignité ! Et nous, on ne veille pas sur le territoire, peut-être ? Je tentais de la dissuader, à deux c’est mieux dans l’adversité, mais rien n’y fit. La pauvrette partit à la recherche du bonheur perdu, mais sa route s’arrêta tragiquement sur la départementale. Moi je n’avais pas le caractère aventureux, j’étais nettement plus casanière et entêtée.
Un malheur n’arrivant jamais seul, je voyais s’envoler du logis une à une nos chères demoiselles.
Alors, me dis-je, allons inspecter l’entourage. En face, sympa pour la petite goutte de lait de bon matin, mais ne rien attendre de plus. À côté, des gens âgés, ça, c’est intéressant, si pas de coup de balai, faut voir. Seulement il y a pire chez eux, une vieille tigrée très tigresse flanquée de Lulu, un mâle chartreux châtré plutôt bonne pâte. Patience et longueur de temps font plus que force ni que rage me dit mon célèbre ami, alors j’attends avec résignation. Souvent triste au milieu de la chaussée, sur le muret, le portail ou autre hauteur, je guette le bon moment pour regagner l’espace que l’on m’a aménagé. J’y trouve croquettes, coussins et porte chatière pour mon indépendance. Les maîtres n’étaient pas sans cœur ils étaient devenus simplement cynophiles.
Puis, le temps passant, la tigresse d’en face est partie dans sa dernière demeure, alors il ne me restait plus qu’à conquérir les retraités repérés. Un home, sweet home accueillant et me voici récupérant des câlins, de tranquilles siestes, sans lâcher l’habitation de mon enfance. Je mène maintenant une double vie qui me comble avec le gentil Lulu.
Brigitte Follys, novembre 2022