Voici ce que Jean Anouilh a écrit sur le chat. Un chat forcément « bourge », ça a toujours été sa marotte à Anouilh. Né en 1910, mort en 1987, ce formidable écrivain est classé un peu à raison d’ailleurs « anar de droite », au style incroyablement grinçant, qui a écrit des comédies devenues cultes, ouvrages dans lesquels il est un formidable dézingueur de la société bourgeoise.
Tel Celine, autre personnage parfois à la vie sulfureuse et adorateur de chat, ses portraits de sociétés sont féroces à souhait. Voici donc son chat riche... On le constatera, ce chat très antipathique au début se sort de la fable bien mieux que les humains, et c’est pour cela que j’avais envie de partager ces quelques lignes...Les voici.
Un chat tuait sans vrai désir.
C'était un chat très riche et il n'avait pas faim
Il faut bien se distraire enfin :
Chat bourgeois a tant de loisirs....
On ne peut pas toujours dormir sur un coussin.
De souris, il ne mangeait guère ;
Son pedigree fameux l’ayant mis au dessus
Des nourritures du vulgaire.
Son régime était strict. Cet immeuble cossu,
En outre visité, à des dates périodiques,
Par les services de la dératisation,
Gens aux procédés scientifiques,
Tuant sans joie ni passion,
Au nom de I’administration,
De rat, de vrai bon rat, qui fuit et qu’on rattrape
Négligemment, ne le tuant qu’à petits coups
Sans tuer son espoir - vrai plaisir de satrape -
Il n'y en avait plus du tout
Avec leurs poisons et leurs trappes.
Restaient quelques moineaux bêtes et citadins,
Race ingrate
Qu’on étendait d'un coup de patte :
Assez misérable fretin.
Oubliant les rats,
L’employé du service d'hygiène ne vint pas.
On l'avait convoqué
Sur une autre frontière.
Pour tuer cette fois des hommes. Et la guerre,
Approchant à grands pas des quartiers élégants,
Les maîtres de mon chat durent fuir sans leurs gants,
En un quart d'heure, sur les routes incertaines.
Dans l'impérieux souci de sauver leur bedaine
Ils oublièrent tout, les bonnes et le chat.
Les bonnes changèrent d'état.
Loin de Madame, violées par des militaires,
Elles si réservées, elles se révélèrent
Putains de beaucoup de talent.
Leur train de vie devint tout à coup opulent
Et elles prirent une bonne.
Après un temps de désarroi,
Le chat, devenu chat, comprit qu’il était roi;
Que la faim est divine et que la lutte est bonne.
D'un oeil blanc, d'une oreille arrachée aux combats
Dont il sortit vainqueur contre les autres chats,
Il paya ses amours royales sous la lune.
Sans régime et sans soin, ne mangeant que du rat
Il perdit son poil angora
Qui ne tenait qu’à sa fortune
Et auquel il ne tenait pas;
Il y gagna la mine altière
Et l’orgueil des chats de gouttière,
Et bénit à jamais la guerre
Qui offre aux chats maigris des chattes et des rats.
Jamais ce que l'on vous donne
Ne vaudra ce que l'on prend
Avec sa griffe et sa dent.
La vie ne donne à personne.
Jean Anouilh, Fables.
Ah c’est sûr, c’est pas de la gnognote ! Ce n’est pas non plus du La Fontaine, encore que la morale de la fin eût pu plaire au traducteur d’Esope. La vie ne donne à personne. Belle leçon mais donnée par un chat, infiniment plus touchante. Vous avez lu ? Relisez, à chaque fois on trouve un truc nouveau, Anouilh est un génie littéraire à tiroirs... comme son chat finalement !